Il y a deux cents ans, le 2 décembre 1804, Napoléon Bonaparte se faisait sacrer empereur des Français. Au cours d’une cérémonie grandiose, portée à la postérité par David. Derrière la toile géante, image de légende, que s’est-il vraiment passé ce jour-là? LEXPRESS.fr présente ici l’envers du décor. D’abord, les coulisses du sacre: quel était le calcul politique de Napoléon, qu’espérait Joséphine, quelle fut l’attitude des piliers du régime. Dans une deuxième partie, Max Gallo, auteur d’une biographie de Napoléon, analyse le personnage et fait la part du mythe
Il a neigé la veille et le temps est à la pluie. Même le vent s’est mis de la partie. Résultat: verglas.
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di Christian Makarian, da l’Express del 29 novembre 2004
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C’est dire s’il va faire froid à Notre-Dame, en ce 2 décembre de l’an de grâce 1804, si justement rebaptisé 11 frimaire an XIII par le calendrier révolutionnaire, toujours en vigueur. Mais qu’à cela ne tienne. On a prévu des chaufferettes et des boissons chaudes seront distribuées par des valets discrètement postés dans les travées de la cathédrale. On a tout prévu. Tout. Même la presse qu’on nommerait aujourd’hui «people»: Le Journal de Paris, Le Journal des débats, La Gazette de France… Les journalistes du Moniteur, organe officiel du pouvoir, s’apprêtent à décrire «une émotion profonde qui ne laisse pas à l’esprit la liberté nécessaire pour peindre en si peu de moments un si magnifique spectacle». Et le chroniqueur d’affûter sa plume servile: «Nous nous occupons du travail nécessaire pour satisfaire, autant qu’il nous sera possible, la juste impatience de nos lecteurs.»
L’Eglise, magnifiquement aux ordres, a mis les petits plats dans les grands. Depuis 6 heures du matin, les cloches de tout Paris réveillent les habitants pour qu’ils s’endimanchent. Pour la circonstance, même Notre-Dame, qui n’a pourtant besoin d’aucuns atours supplémentaires, s’est dotée de parements d’exception dus aux architectes et décorateurs Charles Percier et Pierre François Léonard Fontaine. En avant de la façade principale de l’église, et dans toute sa largeur, on a construit un grand porche en bois, de style gothique, entièrement peint et orné des statues des 36 villes principales de France, toutes appelées au sacre. Bien entendu, on n’a pas oublié de mettre en bonne place les statues de Clovis et de Charlemagne, fondateurs respectifs de la monarchie et de l’empire. L’intérieur de Notre-Dame est encore plus grandiose: 24 lustres suspendus à la voûte éclairent la nef, le chœur, le sanctuaire, les gradins et les premiers rangs de loges, l’ensemble étant couvert de tapis de pied. A l’entrée de la grande nef, on a édifié le trône de l’Empereur, placé sous un arc de triomphe soutenu par huit colonnes, auquel on monte par un escalier de 24 marches. Les deux côtés de la nef sont hérissés de gradins qui se prolongent jusqu’au chœur, seul espace réservé au clergé. Enfin, toute l’église est tendue en étoffes de soie, de velours et de drap, ornées de franges, galons et armoiries de l’Empire brodées en or. Pour protéger cet ahurissant décor du plus grand opéra jamais donné, on a, dirait-on de nos jours, «sécurisé» les lieux en faisant camper sur l’île de la Cité, depuis le 8 frimaire, six bataillons de grenadiers et de chasseurs de la garde à pied, et prévu à tous les carrefours d’accès des piquets de gendarmerie d’élite à pied et à cheval. Précaution normale en pareille circonstance, la présence massive des forces de l’ordre souligne aussi la conception napoléonienne de la religion.
C’est que l’Eglise est sous surveillance. Etroite. Depuis l’invasion de l’Italie par les armées révolutionnaires commandées par Bonaparte, en 1796-1797, les papes, plus qu’attachés à leurs Etats, sont en bisbille avec la France, qui prétend répandre partout l’idéal démocratique. En mars 1800, Son Eminence Barnaba Chiaramonti, brave évêque d’Imola, est élu pape à l’unanimité sous le nom de Pie VII. Va-t-on assister à une décrispation, sachant que ce saint homme a prononcé, à la Noël 1797, une brillante homélie se terminant par ces mots: «La forme de gouvernement démocratique […] ne contredit nullement aux maximes que j’ai précédemment énoncées ni ne répugne à l’Evangile»? Ces paroles sages ne seront d’aucun effet à long terme. En attendant, un concordat vient d’être signé entre Rome et la France, en 1801, au terme de laborieux compromis et de célèbres empoignades. Le catholicisme français retrouve à peine une existence légale. Dans ce contexte d’apaisement contraint, où la foi reste néanmoins blessée, le pape ne peut qu’accepter l’invitation du nouvel empereur à venir le couronner. Pie VII arrive en France le 2 novembre, suivi de 108 personnes, et va y rester six mois pour mettre de l’ordre dans sa maison après le long épisode révolutionnaire. Le sacre est le prix à payer. «Povero papa!» Une fois Napoléon exilé à Sainte-Hélène, le nouveau souverain, Louis XVIII, ultra-catholique, fera à son tour regretter au pape d’avoir osé présider au couronnement de l’usurpateur.
Le sacre, à vrai dire, est avant tout une affaire politique. C’est pourquoi le sommet de l’Etat au grand complet y est fermement convié. Ce 2 décembre, dès 6 heures, les plus hauts gradés de l’armée et de la garde nationale se réunissent place Dauphine pour se rendre à pied à Notre-Dame, où ils seront les premiers à prendre place. A 7 heures, c’est au tour des officiers de la Légion d’honneur, des plus hauts fonctionnaires de l’Etat, des élus locaux, des préfets et des présidents des conseils généraux, des principaux magistrats de l’ordre judiciaire et des tribunaux de commerce, des généraux, des membres de l’Institut, de la Société impériale d’agriculture, de se regrouper au Palais de justice pour former le deuxième cortège piétonnier. Enfin, à 8 heures, le Sénat ferme la marche, ainsi que le Conseil d’Etat, le Corps législatif (équivalent de la Chambre des députés) et la Cour de cassation. Tous ces messieurs arrivent à Notre-Dame sous bonne escorte chamarrée et investissent les gradins qui leur sont réservés dans l’église. Il ne leur reste qu’à attendre l’impétrant.
Que fait l’Empereur? Nul ne sait qu’il vient de passer une nuit blanche. La veille, le 1er décembre, Joséphine a décidé de placer Napoléon au pied du mur. Les époux impériaux ne sont en effet toujours pas mariés selon le rite de leur sainte mère l’Eglise. Or, dans la nuit du 1er au 2, la future impératrice demande subitement à être entendue en confession par le pape, logé au pavillon de Flore. Elle lui révèle, prise d’un remords de dernière minute, qu’elle-même et Napoléon vivent dans le péché et qu’il conviendrait sans doute qu’ils se marient avant d’être sacrés. Le pape n’en est pas à sa première surprise: n’a-t-il pas reçu une demande de bénédiction, quelques jours auparavant, de la part du bon docteur Guillotin? Pis, Napoléon lui a offert, cadeau empoisonné, une tiare portant 267 rubis, 68 émeraudes, 10 saphirs et 2 874 perles. Rien n’y fait, Sa Sainteté exige le mariage. Apprenant la nouvelle, Napoléon pique une colère noire: il s’était marié huit ans plus tôt dans une mairie, à la va-vite, ce qui lui paraît bien suffisant. Mais Joséphine, qui le sait de plus en plus infidèle en réponse à ses nombreuses infidélités, l’a impeccablement piégé. Il ne reste plus que quelques heures avant la cérémonie à Notre-Dame. C’est donc le cardinal Fesch, oncle maternel de Napoléon, qui va officier en toute hâte. En grand secret, puisque l’on ne connaît toujours pas à ce jour l’heure exacte de la cérémonie, sans doute réduite à sa plus brève expression. C’est pourquoi Jean Tulard, historien incontesté, baron d’Empire honoraire tant il en sait, n’hésite pas à parler de «vaudeville». Toujours est-il que le pape peut, à son tour, gagner Notre-Dame l’âme en paix, vers 9 heures, acclamé tout au long du parcours par une foule en liesse et quelques badauds, parmi lesquels un certain Stendhal.
Pendant ce temps, Napoléon, revenu à une meilleure humeur, finit de s’habiller. Assisté de son premier valet de chambre, Constant. Dans son très joli récit Le Sacre de Napoléon (Michel Lafon), Patrick Rambaud, prix Goncourt pour avoir livré une Bataille toute napoléonienne, rapporte le dialogue. «Regardez ça, monsieur Constant! Ces boutons et ces boucles en diamants aux jarretières! – Elles sont du plus bel effet…, répond Constant. – Et le prix? s’indigne Napoléon. Ruineux! Et ces bas de soie chargés de fil d’or? Ces gredins de brodeurs ont exagéré.» L’Empereur, il est vrai, ne goûte guère le luxe à titre personnel. Mais l’éclat du sacre est à ce prix. Le manteau du souverain, que Napoléon revêtira seulement une fois arrivé à Notre-Dame, est long de 22 mètres et pèse 40 kilos. Qu’importe. Tout cela amuse le futur maître de l’Europe. Enfin vêtu, il se dirige vers le carrosse, si parfait avec ses panneaux de verre au lieu de bois qu’il en confond l’avant et l’arrière. Joséphine pouffe et l’entraîne dans un fou rire. Le sacre est une farce, de bout en bout.
A 10 heures, le cortège impérial quitte enfin le palais des Tuileries, salué par des coups de canon. On a prévu un trajet via la rue Saint-Nicaise, la rue Saint-Honoré, la rue du Roule et le Pont-Neuf, itinéraire le long duquel toutes les façades et les pavements ont été embellis. Mais les huit chevaux du carrosse peinent à avancer tant la foule est compacte. De surcroît, le convoi est beaucoup trop long: 25 voitures, soit 152 chevaux au total, six régiments de cavalerie pour escorte, 80 000 hommes pour contenir la foule, des guinguettes partout pour rassasier les curieux. Ce n’est pas la fête, c’est la cohue. Le couple impérial ne parvient à Notre-Dame que vers 11 heures. Rhabillé, ganté, doté du sceptre et de la main de justice, l’Empereur fait son entrée dans la cathédrale au côté de Joséphine au son d’une nouvelle salve d’artillerie. Une grande marche de triomphe retentit (qui sera rejouée le 2 décembre 2004, en l’église de la Madeleine, dans le cadre des cérémonies du bicentenaire). Puis, une fois le couple parvenu au chœur, le pape entonne le Veni Creator. Suit la célébration proprement religieuse: cantiques, oraisons, bénédictions, couronnement… Trois heures de faste et de pompe, soit la première œuvre de propagande politique des temps modernes.
Faut-il parler de recueillement? A partir de là, la légende prend le relais de l’Histoire. Et la légende, en l’occurrence, tient en un tableau gigantesque, Le Sacre de Napoléon Ier, peint par un génie un brin carriériste, Jacques Louis David. Ce dernier se dévoilera en confessant: «Je me glisserai dans la postérité à l’ombre de mon héros… J’aurai peint un empereur et enfin un pape!» 9,80 mètres de longueur sur 6,29 de largeur, près de 200 figures représentées: Le Sacre est le tableau le plus regardé au Louvre après La Joconde! C’est, au fond, la plus grande réussite de Napoléon, lequel s’exclamera devant la toile: «Que cela est grand! Ce n’est pas une peinture: on marche dans ce tableau.» Sylvain Laveissière, auteur d’une remarquable étude, Le Sacre de Napoléon peint par David (Louvre/5 Continents), en livre une description passionnante, allant jusqu’à reconnaître nommément 173 des 194 personnages retenus par David. On sait que Madame Mère, Letizia Ramolino, que David a fallacieusement placée dans une loge à gauche de l’autel, avait en fait boudé le sacre, car, ayant pris le parti de Lucien dans la brouille qui l’opposait à son frère Napoléon, elle avait préféré rester en Italie. On sait aussi que le pape n’esquisse à aucun moment le geste de bénédiction que lui prête David; il garde au contraire les mains sur ses genoux, attitude volontairement neutre. On sait moins, en revanche, que si David n’a pas peint Napoléon en train de se couronner lui-même, c’est parce qu’il n’y est pas arrivé sur le plan technique. Tout simplement. Et on ignore le plus souvent que parmi le petit groupe d’anonymes dédaigné par David figure au moins un personnage qui deviendra très célèbre, Simon Bolivar, futur Libertador de l’Amérique latine. L’épopée du tableau, payé 100 000 francs au peintre (on lui en avait à l’origine commandé quatre), est en soi une page d’histoire de France. Comme sont entrés dans les livres d’école les dessins d’Isabey, l’orfèvrerie de Biennais, la musique de Lesueur, futur maître de Berlioz, les costumes d’Isabey et les décors de Percier et Fontaine. Naissance de l’industrie du luxe qui fait le renom de la France.
Heureusement, Jean Tulard est là pour rétablir la vérité historique. «Aucun des grands participants n’est chrétien, explique-t-il. Talleyrand est un évêque apostat. Fouché fut le déchristianisateur de la Nièvre. Réal, qui ne figure pas dans le tableau, avait organisé en 1793 le culte de la déesse Raison, et les hauts gradés de l’armée parlent du sacre comme d’une «capucinade»; quant à Napoléon, il est athée. Du reste, David ne dépeint aucune ferveur parmi les grands du régime, qui se tiennent affreusement mal.» Le fait est. L’histoire napoléonienne est désormais complètement revue et corrigée… à la baisse, comme le raconte, dans les pages suivantes, Max Gallo, l’un des biographes les plus populaires de Napoléon. Un exemple? Au cours de la cérémonie du sacre, l’Empereur prête serment au peuple français, la main sur l’Evangile, en prononçant ces mots: «Je jure de maintenir l’intégrité du territoire de la République.» Analyse de Jean Tulard: «Napoléon est un dictateur de salut public; dès lors qu’il ne pourra plus défendre les valeurs et les frontières de la République, on rappellera Louis XVIII.» Et Tulard d’aller plus loin encore: «La clef du sacre, c’est, dans l’angle droit du tableau de David, le visage de Talleyrand qui sourit et qui ne prend pas au sérieux le spectacle.»
L’Empire a commencé comme un péplum, il finira en tragédie. Entre-temps, Talleyrand aura réalisé son programme: «Il faut faire une immense fortune, il faut faire une fortune immense.» Sur fond de cynisme, Napoléon donnera néanmoins le signal de départ du romantisme, qui durera son temps, et de la politique spectacle, qui dure encore.
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Pubblicato su Storia in Rete il 19 marzo 2011