L’historien Thierry Lentz dévoile les circonstances exactes de la première abdication de Napoléon Ier en avril 1814 et démonte le mythe qui, depuis deux siècles, présente l’Empereur comme étant alors un homme seul, abandonné et trahi par toute l’armée. Le texte «officiel» des Adieux de Fontainebleau, tel qu’il figure dans Le Manuscrit de 1814, du baron Fain * :Le vrai texte des Adieux de Fontainebleau, tel qu’il a été établi immédiatement après la «cérémonie» :
da Le Figaro Magazine del 17 gennaio 2014
Dans son nouveau livre, Les Vingt Jours de Fontainebleau (Perrin, 296 p., 23 €. En librairie le 23 janvier), Thierry Lentz s’appuie sur des sources inédites ou négligées, pour démonter le mythe qui, depuis deux siècles, présente l’Empereur comme étant un homme presque contraint par la force à signer l’acte de renonciation au trône. Il confirme aussi la tentative de suicide de Napoléon et révèle le véritable texte des célèbres Adieux de Fontainebleau où l’Empereur appelle ses grognards à se rallier… à Louis XVIII!
En exclusivité, voici quelques extraits du livre:
Ce 4 avril 1814, les événements se précipitèrent aussi à Fontainebleau. Commencée dans les préparatifs de l’offensive sur Paris, la journée se termina par l’abdication conditionnelle de Napoléon et l’envoi auprès du tsar d’une délégation devant en négocier les contreparties. L’Empereur s’y résolut à l’issue d’une discussion avec ses maréchaux. Ils firent pression sur lui pour éviter la prolongation d’un conflit qui faisait courir à la France un risque de guerre civile.
La plupart des napoléonistes considèrent cet épisode comme l’aboutissement d’une «abominable conjuration», premier pas vers la «trahison» collective des maréchaux. Ces «brumairiens de Fontainebleau» auraient extorqué l’abdication par la contrainte avant de contribuer à abattre pour de bon l’Empereur dans les jours suivants. Ils auraient coupé les ailes de l’Aigle qui s’apprêtait à fondre sur des coalisés inquiets et un gouvernement provisoire lui-même fruit de la traîtrise de Talleyrand et de la lâcheté des sénateurs. Détonateur de la chute de Napoléon, la journée du 4 avril se serait déroulée, selon la vulgate, en plusieurs étapes, de la cour du Cheval blanc au cabinet intérieur. Le maréchal Ney en aurait été un des plus abjects acteurs.
Vers midi, le rituel de la revue quotidienne terminé, l’Empereur avait une dernière fois salué les soldats du haut de l’escalier en fer à cheval qui menait à ses appartements. Comme chaque fois, il avait été acclamé, et des cris de «A Paris! A Paris!» s’étaient fait entendre. Posté à quelques pas de lui, Ney se serait alors exclamé haut et fort: «Il n’y a que l’abdication qui puisse nous tirer de là!» Napoléon, qui redoutait «des défections plus graves que le reniement des sénateurs», fit comme s’il n’avait rien entendu et poursuivit son chemin, suivi de Maret, Bertrand, Caulaincourt et Berthier. Dans une cohue presque incontrôlée, Ney, Lefebvre, Moncey, Oudinot, Macdonald et plusieurs généraux de leurs états-majors leur emboîtèrent le pas jusqu’au cabinet de travail où ils auraient imposé leur présence, en dépit de la règle d’étiquette qui voulait que cette pièce soit une sorte de sanctuaire dans lequel on n’aurait su pénétrer sans y avoir été formellement invité. On a parfois écrit qu’ils «forcèrent» même la porte. Plutôt que de les congédier, l’Empereur aurait fait comme s’il voulait crever l’abcès et entrepris de les haranguer, leur donnant ainsi l’occasion d’un esclandre inédit, sinon totalement inattendu.
Selon l’historiographie traditionnelle, les échanges qui suivirent auraient été violents, marqués de cris, de gestes brusques, voire de menaces. En réponse au discours optimiste de l’Empereur qui promettait un retournement radical de la situation militaro-politique, Ney aurait en effet pris la parole sur un ton vif, questionnant ironiquement Napoléon sur les «nouvelles de Paris», c’est-à-dire la déchéance. Et comme l’Empereur traitait les décisions du Sénat par le mépris et persistait à ne voir de salut que dans une bataille décisive, le maréchal se serait emballé et aurait fini par lâcher ce qu’il avait sur le cœur, soutenu, avec plus de mesure mais la même fermeté, par ses collègues Macdonald, Oudinot et Lefebvre. Après quelques échanges stériles, à bout de patience, le prince de la Moskova aurait fini par lancer: «L’armée ne marchera pas sur Paris.» Et comme Napoléon affirmait d’une voie forte: «L’armée m’obéira!», Ney serait passé à ce qu’il faut bien appeler une mutinerie: «L’armée obéira à ses chefs.» (…) Vaincu par tant d’ingratitude, Napoléon aurait fini par demander: «Que voulez-vous donc?» Oudinot et Ney auraient répondu d’une seule voix: «L’abdication.» Pour ne pas être en reste, Lefebvre aurait ajouté: «Voilà ce que vous avez gagné à ne pas suivre les conseils de vos amis quand ils vous engageaient à faire la paix.» Conséquence de cette première «trahison», Napoléon aurait alors saisi une feuille de papier et rédigé une déclaration par laquelle il consentait à abdiquer une fois réglé le sort du roi de Rome et Marie-Louise, conditionnant ainsi son départ à la proclamation d’une régence.
Cette «grande scène» des maréchaux est entrée dans l’histoire obligée de «l’agonie de Fontainebleau». Les historiens la répètent sans hésiter, rarement au conditionnel. Il y a pourtant peu de doutes qu’elle ne se soit pas déroulée de cette façon, et en tout cas pas sur ce ton. Si l’on en croit les seuls témoins ayant laissé des Mémoires, Fain, Macdonald et Caulaincourt, il y eut bien un débat entre Napoléon et ses lieutenants, mais à aucun moment ceux-ci ne se montrèrent irrespectueux et encore moins menaçants. Les mots durs prêtés à Ney et à Lefebvre ne furent pas prononcés.
(…) Que se passa-t-il (réellement) le 4 avril 1814, à la fin de la revue quotidienne?
Lorsque Napoléon regagna ses appartements, il fut effectivement suivi par ses ministres Maret et Caulaincourt, les maréchaux Berthier, Ney, Lefebvre, Moncey et Oudinot, le grand maréchal du palais Bertrand et une petite foule d’officiers. Rien n’était plus normal: il était fréquent en effet que les chefs militaires attendent les derniers ordres avant de regagner leur poste. Nulle porte ne fut forcée, nul sanctuaire ne fut «violé». Ce fut au contraire l’Empereur qui invita plusieurs personnes à le rejoindre, selon certains, dans son cabinet de travail, selon d’autres, dans la bibliothèque du premier étage. Dans ses Mémoires, le duc de Vicence ajoute qu’il parut «bien aise de pouvoir leur parler». Sans doute en fut-il de même pour les maréchaux. Ils avaient reçu des lettres de Paris et, pour certains d’entre eux, entretenaient déjà des contacts avec le gouvernement provisoire. S’ils s’étaient sûrement concertés pour tenter de faire entendre raison à Napoléon, on ne saurait ici parler de «conjuration». Aucun moyen de coercition n’avait été envisagé, comme par exemple l’arrêter ou tenter de le neutraliser. C’eût été de toute façon impossible: l’Empereur bénéficiait à tout moment d’une «protection rapprochée» organisée avec soin par Bertrand (dont c’était une des fonctions essentielles) et sans doute renforcée à la suite des avertissements de Pasquier sur les projets d’assassinat. Fontainebleau était sécurisé par des unités d’élite de la Garde, avec des hommes en armes à chaque porte et de nombreux officiers d’ordonnance ou aides de camp dormant sur des matelas dans les couloirs ou les galeries. (…)
Ce 4 avril, les maréchaux voulaient dire à Napoléon qu’il ne leur paraissait possible ni de marcher sur Paris ni même de renverser la situation militaire. (…) Conscient de l’état d’esprit des maréchaux, l’Empereur agit en ce début d’après-midi comme s’il voulait les reprendre en main et les remettre en rang derrière lui. Il entreprit de leur démontrer que les exigences et menaces des Alliés, désormais dirigées contre sa seule personne, cachaient une autre réalité: c’est à la France qu’ils en voulaient et leur seul moyen de parvenir à leurs fins était d’éliminer sans combattre la dernière résistance, en divisant l’état-major impérial à défaut d’avoir vaincu l’armée. Sans rejeter formellement l’hypothèse d’une abdication en faveur du roi de Rome, Napoléon déclara ne l’envisager qu’après avoir remporté une grande victoire. L’offensive militaire restait un préalable à la recherche d’une solution politique puisque les Alliés n’accepteraient de revenir à la table des négociations avec lui que lorsque la bataille pour Paris serait gagnée et le gouvernement provisoire discrédité ou en fuite. Les maréchaux exposèrent pour leur part que, sur le plan militaire, face à des forces cinq à six fois supérieures, cette option était suicidaire. Elle pourrait en outre déboucher, sinon sur une guerre civile, au moins sur des affrontements entre Français et des destructions dans la capitale. Lorsqu’il prit la parole, Ney avança ces arguments incontestables et ajouta qu’il considérait comme un malheur de n’avoir pas conclu la paix plus tôt. Selon lui, il n’y avait qu’une solution pour s’en sortir: l’abdication. S’il est hors de doute que le «brave des braves» ne cacha ni son appréciation de la situation ni sa lassitude, un de ses récents biographes estime toutefois qu’il craignait tant l’Empereur «qu’il demeure improbable qu’il ait pu le rabrouer violemment et encore moins l’insulter». S’il lui parla fermement, il ne haussa pas le ton ni ne menaça.
«Ney ne haussa pas le ton ni ne menaca Napoléon»
On dispose sur ce point de plusieurs témoignages concordants. (…) Dans leurs Mémoires respectifs, ni Caulaincourt ni Macdonald ne signalent d’éclats de voix. A Sainte-Hélène, Napoléon lui-même déclara qu’un maréchal – dont il ne dit pas le nom – «balbutia (sic) la tirade suivante: “C’est par dévouement à votre personne et à votre dynastie que nous nous sommes décidés à déchirer le voile qui vous cache encore la terrible vérité. Tout est perdu si Votre Majesté hésite à déposer la couronne sur la tête de son fils. À ce seul prix, la paix est possible. L’armée est fatiguée, découragée, désorganisée. La défection est dans ses rangs. On ne peut pas penser à rentrer dans Paris, car tout effort pour l’essayer serait répandre un sang inutile.» Par ailleurs, deux aides de camp du prince de la Moskova qui attendaient à la porte se firent raconter ensuite la réunion. Selon l’un d’eux, Levavasseur, son chef se serait adressé à l’Empereur en ces termes: «Sire, Votre Majesté nous a toujours répété que ce n’était point le trône qu’elle avait en vue, mais le bonheur de la France. Votre Majesté peut aujourd’hui s’illustrer et devenir plus grande qu’elle ne le fut jamais (…). Cédez la couronne à votre fils, Sire, et la France est sauvée.» Si ce témoignage et celui de l’Empereur sont exacts, les paroles de Ney furent à la fois claires et prononcées de la façon dont on s’adressait habituellement à Napoléon. On est loin d’un chantage ou d’un refus d’obéissance. (…)
Fac-similé de l’abdication manuscrite de Napoléon. Non signées, datées du 6 avril, ces lignes sont en réalité le brouillon de son acte conditionnel de renonciation au trône, qui sera postdaté au 11 avril. Le manuscrit original est aujourd’hui introuvable.
Napoléon accepta ce débat et continua à argumenter, signe qu’il doutait lui aussi et qu’il commençait même à perdre la partie. Si sa résolution avait été aussi inébranlable qu’il le disait, il aurait fait taire son contradicteur et renvoyé tout le monde aux préparatifs militaires. Ayant été eux aussi introduits, Oudinot et Macdonald prirent part à la conversation, sans jamais manquer de respect à leur maître. Le second confirma l’opinion de Ney, exhiba une lettre qu’il avait reçue de Beurnonville (que Maret lut à haute voix) et aurait déclaré, à l’issue d’une tirade interminable: «Quelque parti que l’on prenne, c’est assez de cette malheureuse guerre sans allumer la guerre civile.» Et le duc de Tarente de commenter dans ses Mémoires, parlant de Napoléon: «J’aurais cru qu’il aurait éclaté! Au contraire, sa réponse fut faite avec calme et douceur.»
(…) Sans avoir rien décidé ni rien promis, et encore moins rédigé en leur présence son acte d’abdication, Napoléon congédia ses maréchaux: «Demain, nous aurons raison de tout cela. Je compte sur vous, Messieurs.» Il était fatigué, mais non abattu.
À lire aussi, pour aller au-delà du mythe: Les Secrets de Napoléon, de Pierre Branda (La Librairie Vuibert, 272 p., 19,90 €).
À Fontainebleau, à rebours de ce que prétend la légende, Napoléon appela ses grognards à se rallier à Louis XVIII
«Soldats de ma Vieille Garde, je vous fais mes adieux. Depuis vingt ans, je vous ai trouvés constamment sur le chemin de l’honneur et de la gloire. Dans ces derniers temps, comme dans ceux de notre prospérité, vous n’avez cessé d’être des modèles de bravoure et de fidélité.
Avec des hommes tels que vous, notre cause n’était pas perdue. Mais la guerre était interminable ; c’eût été une guerre civile, et la France n’en serait devenue que plus malheureuse. J’ai donc sacrifié tous nos intérêts à ceux de la patrie ; je pars.
Vous, mes amis, continuez de servir la France. Son bonheur était mon unique pensée ; il sera toujours l’objet de mes vœux!
Ne plaignez pas mon sort ; si j’ai consenti à me survivre, c’est pour servir encore à votre gloire ; je veux écrire les grandes choses que nous avons faites ensemble! Adieu, mes enfants! Je voudrais vous presser tous sur mon cœur ; que j’embrasse au moins votre drapeau! [A ces mots le général Petit, saisissant l’Aigle, s’avance. Napoléon reçoit le général dans ses bras et baise le drapeau. Le silence que cette grande scène inspire n’est interrompu que par les sanglots des soldats. Napoléon, dont l’émotion est visible, fait un effort et reprend d’une voix ferme:]
Adieu encore une fois, mes vieux compagnons! Que ce dernier baiser passe dans vos cœurs.»
* Pages 251-252 (publié en 1823), repris dans la Correspondance de Napoléon Ier publiée par ordre de l’empereur Napoléon III, sous le n° 21 561.
«Soldats de ma Vieille Garde, je vous fais mes adieux.Depuis vingt ans je vous ai trouvés constamment sur le chemin de l’honneur et de la gloire. Vous vous êtes toujours conduits avec bravoure et fidélité. Encore dans ces derniers temps, vous m’en avez donné des preuves.
Avec vous, notre cause n’était pas perdue. J’aurais pu pendant trois ans livrer la guerre civile ; mais la France n’en eût été que plus malheureuse et sans aucun résultat. Les puissances alliées présentaient toute l’Europe liguée contre nous. Une partie de l’armée m’avait trahi ; des partis se formaient pour un autre gouvernement. J’ai sacrifié tous mes intérêts au bien de la patrie ; je pars. Vous la servirez toujours avec gloire et honneur, vous serez fidèles à votre nouveau souverain.
Recevez mes remerciements, je ne puis vous embrasser tous, je vais embrasser votre chef, j’embrasserai aussi votre drapeau. Approchez Général, faites avancer le drapeau [Le général Petit reçoit l’accolade puis l’Empereur ordonne:] Qu’on m’apporte l’Aigle. [Napoléon embrasse le drapeau, puis:] Que ce baiser passe dans vos cœurs! Je suivrai toujours vos destinées et celles de la France. Ne plaignez pas mon sort ; j’ai voulu vivre pour être encore utile à votre gloire, j’écrirai les grandes choses que nous avons faites ensemble. Le bonheur de notre chère patrie était mon unique pensée ; il sera toujours l’objet de tous mes vœux. Adieu mes enfants.»
Source: «Prononcé par l’empereur Napoléon, le 20 avril à 11 heures du matin dans la cour du Cheval [sic] à Fontainebleau», Archives nationales, fonds Napoléon, 400 AP 5.