Médiatique avant l’heure, le rite funéraire des Bourbons, scellé il y a trois cents ans lors du décès de Louis XIV, inspire toujours notre manière de rendre hommage aux grands hommes. Récit d’un incroyable moment d’histoire.
di Olivier Le Naire, da L’Express del 12/08/2015
“Sire, voilà l’heure!” C’est ainsi que, chaque matin à 8 heures 30, le premier valet de chambre du roi avait coutume d’éveiller Louis XIV, juste avant le cérémonial du petit lever. Ces mots si banals auraient pu revêtir un tout autre sens – un sens prémonitoire – s’ils avaient été prononcés au matin du 1er septembre 1715. Mais ils ne le furent jamais, pour la bonne et simple raison que ce jour-là, à 8 heures 30, le roi était mort depuis exactement sept minutes. Soit quatre jours avant son 77e anniversaire. Quelques instants plus tard, un officier, arborant à son chapeau une plume noire, paraissait au balcon du défunt pour prononcer la formule rituelle: “Le roi est mort !” Puis, après être retourné dans la chambre, réapparaissait un instant plus tard, affublé d’une plume blanche, pour proclamer trois fois: “Vive le roi Louis XV!”
Les hommes sont tous égaux devant la mort, essaie-t-on de nous faire croire. Mais le Roi-Soleil, qui, de sa vie, n’avait rien fait comme les autres, s’est distingué jusque dans son trépas. Et même jusque dans l’au-delà. En protecteur des arts, il a fait de sa sortie un opéra baroque. En monarque absolu, il a conçu sa fin comme un acte politique et le début de sa postérité. Ce qui explique sans doute pourquoi, trois cents ans après, la mort de Louis XIV est toujours un événement. Et même “un fait de civilisation”, pour reprendre l’expression de Gérard Sabatier, l’un des commissaires, avec Béatrix Saule, de la grande exposition – Le roi est mort!- qui se tiendra à Versailles à l’automne.
Lorsque, le 20 août 1715, soit douze jours avant le décès du roi, Fagon, le chirurgien de Sa Majesté, décèle sur le pied du souverain les premiers signes de la gangrène, Louis XIV est prêt à affronter la mort, qui rôde déjà depuis plusieurs années dans les antichambres de son palais. Il a vu disparaître la reine Marie-Thérèse, son frère, son fils, deux de ses petits-fils, l’aîné de ses arrière petits- enfants. Il ne lui reste plus que sa seconde épouse, Mme de Maintenon, son arrière-petit-fils, le futur Louis XV, âgé de 5 ans. Et son neveu Philippe d’Orléans, le futur régent, et peut-être futur roi, si d’aventure le jeune Louis venait à mourir. Ce jour-là, donc, le vieux souverain n’a plus qu’une ambition: offrir à ses courtisans comme à son peuple le spectacle de ce qu’on appelle alors une “bonne mort”. Et prier Dieu pour qu’Il lui donne la force de finir de manière édifiante, en bon chrétien rachetant ses péchés. Louis XIV, comme à l’ordinaire, sera servi.
Un an plus tôt, il a rédigé son testament. Cette disposition avait pour but principal de limiter le pouvoir du futur régent. Il disposait notamment que toutes les décisions d’ordre gouvernemental devaient être prises par le Conseil de régence à la pluralité des voix, “sans que le duc d’Orléans, chef du Conseil, puisse seul et par son autorité particulière rien déterminer, statuer et ordonner”. Par ailleurs, il confiait l’éducation du jeune roi au duc du Maine, fils légitimé qu’il avait eu avec Mme de Montespan. Le maréchal de Villeroy étant chargé de la protection de Louis XV, avec pour mission d’empêcher que l’enfant ne soit empoisonné. Louis XIV ne se fait guère d’illusions: “On m’a tourmenté pour faire ce testament. […] J’ai acheté du repos. J’en connais l’impuissance et l’inutilité.” Malgré tout, le roi prend soin que l’on garde secrètes ces dispositions. Inutiles précautions, puisque Voysin, le chancelier de France, qui n’entend pas insulter l’avenir, a très vraisemblablement révélé la teneur du texte à Philippe d’Orléans.
Mourir à Versailles est, pour le commun des courtisans, sinon interdit, du moins fort déconseillé. Notamment parce que ceux qui ont le mauvais goût de rendre l’âme en ce lieu de pouvoir, de réjouissances et d’éternité sont évacués sur l’heure, sans autre forme d’hommage. En revanche, la mort d’un membre de la famille royale – a fortiori celle du roi – obéit à un cérémonial dont chaque détail est aussi codifié que l’étiquette de la cour. Le 20 août, donc, apparaissent les premiers signes de la gangrène. Aux grands maux les grands remèdes: les médecins décident de placer la royale guibolle dans une vasque d’argent contenant du vin aromatique brûlant. Malgré son membre noirâtre qui commence à empester, le roi se doit à son public et continue de souper devant les courtisans, mais dans sa chambre. Un mois plus tôt, quand les paris allaient bon train sur la date de son décès, Louis XIV ironisait: “Si je continue à manger avec tant d’appétit, je vais ruiner bon nombre d’Anglais qui ont misé des fortunes sur ma mort d’ici septembre.” Mais, à présent, Sa Majesté ne se nourrit plus que de bouillon. Le 25, jour de la Saint-Louis, après que tambours et hautbois ont donné une aubade à son balcon, le roi tombe en syncope et réclame les derniers sacrements. “Je voudrais souffrir davantage pour l’expiation de mes péchés”, confesse-t-il. Au soir, il reprend des forces et en profite pour dicter un codicille à son testament. Il reçoit le futur régent et les princes du sang. Le lendemain, il parle au futur roi. Selon les Mémoires du duc de Saint-Simon, il dit à celui qu’il appelait volontiers “mon mignon”: “Vous allez être un grand roi. Ne m’imitez pas dans le goût que j’ai eu pour les bâtiments, ni dans celui que j’ai eu pour la guerre.”
Lorsque le médecin renouvelle le pansement, la gangrène a encore gagné et, quand il enfonce sa lancette dans les chairs nécrosées, Louis XIV ne ressent aucune douleur.
Un jour suffit pour violer les volontés du roi défunt
Le 28, un nommé Brun, paysan venu de Provence, prétend sauver le roi avec un mystérieux élixir. Désemparés, les Diafoirus acceptent – non sans avoir, au préalable, fait tester sa potion au manant – d’en donner dix gouttes au patient… qui se sent mieux. Les courtisans, alors massés dans l’antichambre du futur régent, reviennent subitement vers celle du roi miraculé. “Encore une bouchée et il n’y aura plus personne dans mes appartements”, lâche Philippe d’Orléans. Las, le soir, la jambe, “aussi pourrie que s’il y avait six mois qu’il fût mort”, est noire jusqu’à la cuisse. Avant de sombrer dans le coma, Louis XIV confie à Mme de Maintenon: “Je m’imaginais qu’il était plus difficile de mourir que cela.” L’agonie dure jusqu’au matin du dimanche 1er septembre. Dès le lendemain, le Parlement de Paris, réuni en séance extraordinaire, proclame Philippe d’Orléans régent, sans aucune entrave. Un jour aura suffi pour violer les dernières volontés du roi défunt, mais Louis XIV peut reposer en paix: il a eu sa “bonne mort”. Il a pu mettre en ordre ses affaires, dominer sa souffrance, montrer sa piété et partir apaisé. Reste à réussir ses funérailles.
Ce même 2 septembre, le corps du roi est autopsié, puis il est procédé à la tripartition de la dépouille du souverain. Cette coutume moyenâgeuse consiste à séparer le corps, le coeur et les entrailles du défunt, de manière à permettre l’embaumement, mais aussi à pouvoir répartir, comme cela se pratiquait jadis, les restes des grands seigneurs dans plusieurs de leurs fiefs. Enfermé dans une boîte d’or, le coeur du roi ira, selon son voeu, en l’église des Jésuites (l’actuelle église Saint-Paul-Saint-Louis), à Paris, à côté de celui de son père, les entrailles à Notre-Dame et le corps à Saint-Denis. Cinquante-trois jours devaient s’écouler entre la mort du roi et l’enterrement de sa dépouille dans la nécropole royale. Cinquante-trois jours réglés comme un ballet de Lully.
“Je m’en vais, mais l’Etat demeurera toujours”, avait annoncé Louis XIV quelques jours avant son trépas, illustrant ainsi la fameuse théorie des deux corps du roi, le corps physique étant mortel et le corps politique, éternel. Le rituel des funérailles officielles n’a d’autre but que de représenter cette continuité du pouvoir. Jusqu’à Louis XIII, la survivance de ce corps politique était incarnée par une effigie, dont le visage et les mains de cire étaient confectionnés d’après un moulage réalisé sur le cadavre. Le corps d’osier, sur lequel étaient fixées la tête et les mains, était alors revêtu des habits royaux. L’effigie, exposée dans la chambre de parade, recevait les honneurs. Des repas lui étaient servis comme si le roi était toujours vivant, puis elle était portée en triomphe dans Paris. L’héritier du trône ne pouvait se montrer qu’une fois son prédécesseur enterré.
Des messes sont dites jusqu’à… Mexico
Louis XIII, désirant en finir avec cette tradition qu’il jugeait “païenne”, instaura donc l’idée de la “bonne mort” chrétienne des rois, à même de guider et d’inspirer le peuple. Suivant ce précepte, le corps de Louis XIV est exposé une semaine à Versailles, veillé par 72 prêtres qui se relaient jour et nuit. Des messes sont dites dans toute l’Europe et jusqu’à Mexico. Les corps constitués défilent selon une étiquette si stricte que même la couleur de l’habit et la longueur des traînes sont réglementées. Le 9 septembre, à 7 heures du soir, un formidable convoi d’un millier de personnes quitte Versailles pour escorter de nuit, à la lueur des flambeaux, la dépouille royale sur la route de Versailles à Saint-Denis. Au son des tambours et des hautbois, la maison du roi (qui va à cheval), précédée de 400 pauvres (qui vont à pied), traverse bois et champs. La chronique républicaine voudra plus tard que le cortège ne soit pas passé par Paris du fait de l’impopularité de Louis XIV. Le roi aurait même été hué en chemin. Le corps est ensuite exposé durant plus de quarante jours dans un lieu provisoire à Saint-Denis, le temps que les Menus-Plaisirs, institution chargée des fêtes de Versailles, réalisent à grands frais l’incroyable décor baroque de la cérémonie des funérailles officielles.
Lorsque Louis XIV descend enfin au tombeau, le rite funéraire des Bourbons est si bien scellé que, trois siècles plus tard, les futures obsèques de l’ex-roi d’Espagne Juan Carlos, descendant de la dynastie, répondront à un protocole très similaire. Ce rite “médiatise” si bien le héros défunt que la Révolution puis la République s’empresseront de l’imiter, à travers le Panthéon, sa nécropole, les cortèges populaires et les macabres expositions (comme ce fut aussi le cas pour Lénine!). Lors de l’inhumation du président Sadi Carnot au Panthéon, le 1er juillet 1894, la IIIe République allait même utiliser le char funèbre de Louis XVIII. Pour entrer dans l’Histoire, tous les moyens sont bons.
A lire
La Mort de Louis XIV, par Joël Cornette (Gallimard). Les Derniers Jours de Louis XIV, par Alexandre Maral (Perrin). Les Derniers Jours des rois, par Patrice Gueniffey (Pocket). Les Secrets de Louis XIV, par Lucien Bély (Texto).