C’était un cadeau surprise : en 1954, Nikita Khrouchtchev « donnait » la Crimée à l’Ukraine d’un simple décret. Quinze minutes de débat à peine avaient suffi pour que la décision soit entérinée au sein du comité central du Parti communiste, selon le quotidien Pravda. Cette cession avait surpris, mais le don était symbolique car l’Ukraine faisait partie intégrante de l’URSS. Ce n’est qu’en 1991, quand l’Union soviétique se disloque, que les conséquences de cette décision se font sentir : la Crimée se trouve alors soumise à l’autorité d’un pays avec lequel elle a peu d’histoire commune.
di Mathilde Gérard da Le Monde del 15 marzo 2014
Aujourd’hui encore, les raisons du geste de Khrouchtchev restent mystérieuses. De nombreux Russes estiment que le dirigeant n’aurait jamais dû donner la Crimée, qui était sous le giron russe depuis que Catherine II en avait fait la conquête à la fin du XVIIIe siècle. Pendant près de deux siècles, la péninsule avait été la tête de pont de la Russie dans les mers chaudes : l’aristocratie de Moscou et de Saint-Pétersbourg séjournait dans les luxueuses résidences d’été de Yalta tandis que la marine établissait le quartier général de sa flotte dans la mer Noire à Sébastopol.
En 1954, le « don » de Khrouchtchev était censé marquer le tricentenaire du traité de Pereïaslav, par lequel les cosaques d’Ukraine avaient proclamé leur allégeance à Moscou. La cession avait alors été présentée comme un « cadeau » de remerciement de la Russie à l’Ukraine, célébrant la fraternité entre les peuples de l’Union soviétique.
Avaient également été évoqués les liens sentimentaux de Krouchtchev avec l’Ukraine, où il avait travaillé à la mine et avait fait son ascension politique. Selon l’arrière-petite-fille du dirigeant soviétique, Nina Khrouchtcheva, interrogée par la radio américaine NPR, la cession de la Crimée « était dans une certaine mesure un geste personnel envers sa république préférée. Il était russe ethniquement, il se sentait beaucoup d’affinités avec l’Ukraine. »
UN DÉCRET DE HUIT LIGNES
Une semaine après la décision, la Pravda avait publié le décret officialisant le rattachement de la Crimée à Kiev : huit lignes justifiant cette décision par « l’intégration économique, la proximité territoriale, les liens culturels et linguistiques » entre la péninsule et l’Ukraine. Des arguments peu convaincants, car l’économie criméenne dépend alors essentiellement du tourisme, et la péninsule compte environ trois habitants russes pour un habitant ukrainien, se trouvant culturellement bien plus proche de Moscou que de Kiev.
Beaucoup d’analystes et d’historiens estiment que les enjeux démographique et économique ont motivé ce choix : à l’issue de la seconde guerre mondiale, la péninsule se trouve largement dépeuplée, car Staline avait ordonné la déportation des Tatars, communauté turco-mongole installée en Crimée depuis le XIIIe siècle, accusée d’anticommunisme et, pour certains, de collaboration avec les nazis. En quelques années, la Crimée avait perdu environ 300 000 habitants, dont la moitié fut déportée en Asie centrale quand l’autre périt. En transférant administrativement la Crimée en Ukraine, Nikita Krouchtchev espérait inciter des paysans ukrainiens à s’installer dans la péninsule et favoriser la mise en place d’infrastructures de fournitures d’eau et d’électricité depuis Kiev. Politiquement, cette cession ne semblait pas avoir encore de conséquences.
A la suite de l’éclatement de l’URSS en 1991, la question de l’autorité de tutelle de la Crimée s’est posée beaucoup plus sérieusement. En 1991, quand l’Ukraine a organisé un référendum sur son indépendance à l’égard de Moscou, la Crimée a voté à 54 % pour : la plus courte majorité de toutes les régions d’Ukraine. Vingt-trois ans plus tard, la Crimée va demander, dans un référendum contesté par les minorités pro-ukrainiennes, et notamment tatare (12 % de la population de Crimée), à retourner sous l’autorité de Moscou, effaçant le geste de Khrouchtchev par un bulletin de vote.